mercredi 24 septembre 2014

Marronnage et marronnages


Le marronnage dans le monde ibéro-américain et dans les Caraïbes relève d’un champ d’étude vaste et complexe, car son impact sur les sociétés coloniales, son itinéraire spatio-temporel et sa perception diffèrent selon les pays. À Port-au-Prince, la statue du Marron Inconnu (muni de la machette et de la conque marine) en face du palais national, glorifie la figure populaire de la révolte permanente contre l’esclavage en Haïti. L’étude minutieuse de l’Haïtien Jean Fouchard, Les Marrons de la liberté (1972) [1], démontre l’importance du marronnage pendant la période coloniale à Saint-Domingue et son rôle de catalyseur dans la révolution qui déboucha sur la création de l’État d’Haïti. Toutefois l’image héroïque du Marron fait l’objet de certains débats que nous verrons plus loin. Dans la littérature martiniquaise, comme l’indique l’étude de Richard Burton [2], le Nègre marron incarne la résistance à la dynamique de brouillage ontologique que contient l’esclavage. Il représente également la figure historique d’identification, notamment dans les œuvres romanesques d’Édouard Glissant et de Raphaël Confiant. En revanche, en Jamaïque, au Surinam et en Guyane, l’image du Nègre marron suscite des réactions inégales, mitigées, voire hostiles. Dans les trois pays en question, des communautés marronnes ont sauvegardé leur autonomie grâce à des traités, dont l’une des clauses essentielles stipulait que les Marrons s’engageaient à refouler ou à capturer tout nouvel esclave fugitif. Dans de tels cas le Marron est parfois perçu comme un opportuniste, ou, pis encore, un collaborateur occasionnel de la société esclavagiste. L’historien jamaïcain Mavis Campbell rappelle le statut ambigu du Marron en tant que personnage historique à la Jamaïque [3], dans un livre au titre significatif :The Maroons of Jamaica (1655-1795). A History of Resistance, Collaboration and Betrayal (1990) [Les Marrons de la Jamaïque : une histoire de résistance, de collaboration et de trahison].

Néanmoins, sur le côté américain du triangle de la traite, l’activité des Marrons est indissociable des systèmes plantationnaires appelés saccharocratie à Cuba, société esclavocrate au Brésil, pour ne prendre que deux exemples, sans écarter les activités minières. Le marronnage, ou la fuite d’esclaves qui formeront des communautés libres plus ou moins importantes, tantôt perturbe le fonctionnement du système esclavagiste sans le déstabiliser (Honduras, Mexique, Panama), tantôt contraint les autorités coloniales à concéder des espaces jouissant d’une autonomie officielle (Jamaïque, Surinam, Colombie, Cuba). Le marronnage représente de toute manière un déficit important dans l’économie du système esclavagiste : la fuite d’un esclave (ou de plusieurs) signifie : la perte du capital investi dans son achat, des dépenses supplémentaires pour payer milices et mercenaires qui se chargent de la répression, des pertes matérielles découlant des incursions prédatrices des Marrons (vol de bétail, empoisonnements, incendies…). Ce point de vue est défendu par l’historien brésilien Carlos Magno Guimarães [4] et par l’Haïtien Roger Dorsinville [5] entre autres. Quant à l’issue des communautés marronnes, on peut en distinguer trois grands cas de figure :

– les communautés survivent comme elles peuvent, entre disparitions localisées et résurgences (Martinique, Guadeloupe, Venezuela) ;

– elles conservent les espaces autonomes conquis, mais sans lutter contre l’ordre colonial, en application des clauses de non-agression réciproque figurant dans les traités (Jamaïque, Guyane, Surinam, Colombie) ;

– elles s’opposent jusqu’au bout au système colonial, et finissent par s’intégrer dans la guerre d’indépendance nationale (Cuba, Haïti, Santo Domingo). Souvent la réintégration dans l’espace national s’effectue progressivement dans un contexte plus ou moins pacifique, comme dans le cas du palenque de San Basilio en Colombie et de nombreuses communautés libres ou quilombos du Brésil, notamment dans l’État de Goiás suivant les exemples cités par l’historienne Mary Karasch .

En nous appuyant sur des travaux menés par de nombreux historiens, mais aussi des anthropologues, nous essaierons de dégager quelques caractéristiques du marronnage.

Nèg mawon, marron, maroon, apalencado, cimarrón, quilombola


Le terme marron, qui a formé marronnage, mot généralisé dans l’aire francophone, provient de l’espagnol cimarrón, mot emprunté aux premiers habitants amérindiens arawak d’Haïti, et qui sert à désigner un animal sauvage, ou plus précisément un animal domestique redevenu sauvage. Il aurait donné lieu au terme anglais maroon qui a cours en Jamaïque où l’on utilise aussi le terme runaway (fugitif), équivalent de l’expression fugitive slave utilisée aux États-Unis. Le terme runaway renvoie plus précisément à l’évasion elle-même, tandis que maroons (au pluriel) se réfère davantage à la dimension de société parallèle qui se constitue dans les marges de l’espace colonisé. Cependant Jean Fouchard précise que le terme désignait une tribu indienne de Panama qui s’était révoltée contre les Espagnols. « Marro » désigne en espagnol une esquive ou une attente trompée. Le verbe anglais « to maroon » est également mentionné comme étymologie possible : il signifie abandonner dans un lieu sauvage, il aurait été d’un emploi courant chez les matelots anglais au xviie siècle pour désigner une désertion .Les créoles antillo-guyanais et haïtien ont adopté le terme nèg mawon traduit du français « Nègre marron ».


Les termes de l’aire coloniale francophone et anglophone que nous venons de voir sont anthropocentrés, autrement dit centrés sur le personnage du Marron, tandis que dans l’aire hispano-portugaise c’est le lieu qui est privilégié, autrement dit, si on nous permet ce néologisme, les termes sont « topocentrés ». Ainsi le terme palenque utilisé à Cuba et en Colombie, de même que cumbe et patuco au Venezuela et quilombo au Brésil, désignent les lieux investis par les communautés d’anciens esclaves. C’est à partir des toponymes palenque et quilombo que l’on désigne les Marrons dans les pays précités : apalencados, palenqueros (Cuba, Colombie) et quilombola (Brésil). Le mot quilombo du Brésil est d’origine ovimbundu, région centre-sud de l’Angola. Il désigne des sociétés d’initiation guerrière et le lieu clos où l’on enferme les initiés en question chez les Ovimbundu, les Jaga ou Imbangala et les Lunda de l’Angola. Au Brésil on emploie également, mais plus rarement, le terme calhambola, notamment dans la région de Minas Gerais (Mines Générales) dans l’intérieur sud-est du pays.

La bataille du marronnage


Cependant la conception du marronnage donne lieu à des approches différentes, suivant que le terme s’applique à toute évasion hors du cadre de fonctionnement de la société servile ou qu’il désigne un regroupement de fugitifs vivant en liberté dans des zones un peu en retrait. Le concept s’applique généralement, compte tenu de l’étymologie, à toute forme de retrait volontaire hors du cadre spatial du système colonial, même si les études historiques privilégient le marronnage de groupe. Pour prendre un cas particulier, il est significatif que l’autobiographie de l’ex-esclave cubain Esteban Montejo, recueillie par l’anthropologue cubain Miguel Barnet, intitulée Esclave à Cuba en français (1967), ait pour titre original en espagnol : Biografía de un Cimarrón (1966). Esteban y affirme un appel quasi mystique à la liberté : 

« Tenía un espíritu de cimarrón arriba de mí que no se alejaba » [« J’avais au-dessus de moi un esprit de marron qui ne me quittait pas »].

La pulsion de fuite hors de l’espace dévorant du cadre esclavagiste, à défaut de projet de révolte, est naturellement compréhensible dans un contexte de déshumanisation. Dans son volumineux travail intitulé L’Église et les Noirs au Pérou [9], Jean-Pierre Tardieu montre que fuites et révoltes sont attestées dès les premières années de la colonisation espagnole en Amérique, bien avant l’insurrection sur la plantation de Diego Colomb (frère de Christophe Colomb) à Santo Domingo en 1522 : 

« En fait dès le début de la colonisation, les esclaves s’étaient révoltés contre leur sort. Le gouverneur Ovando avait même demandé en 1503 aux souverains l’arrêt de l’envoi d’esclaves noirs à l’Española. En 1522 se produisit une insurrection dans la plantation de Diego Colon à Santo Domingo. »

Dans l’ouvrage collectif coordonné par Richard Price, Maroon Societies, Rebel Slave Comunities in the Americas (1996)11 figurent quelques dates de soulèvements d’esclaves dans les colonies espagnoles, relevées par l’historien José L. Franco, dans l’article intitulé « Maroons and Slave Rebellions in the Spanish Territories » : 1531 au Panama, 1537 au Mexique, 1548 au Honduras, 1555 au Venezuela (etc.).


Dans les deux titres susmentionnés, on remarque l’association entre Marrons, sociétés parallèles et rébellions. Certes l’évasion hors de la plantation, ou de l’exploitation minière, ne s’accompagne pas nécessairement d’affrontements armés qui seraient dus à la répression coloniale ou à des attaques de Marrons. Cependant cet aspect ne peut être dissocié de l’histoire du marronnage, car les Marrons procédaient à des raids contre les plantations pour voler du bétail, se procurer des vivres, ou enlever des femmes. Les attaques contre des voyageurs isolés n’étaient pas rares non plus. L’historien trinidadien Eric Williams cite également de nombreux cas de révolte associés ou non au marronnage. Les cas énumérés concernent la Caraïbe non hispanophone au xviiie siècle: 1733, Saint John, 1734, la Jamaïque, 1736, Antigua,1737, la Guadeloupe, 1746, la Jamaïque, 1752, la Martinique, 1760, la Jamaïque, 1761, Nevis, 1763, le Surinam, 1765, la Jamaïque, 1772, le Surinam, 1776, la Jamaïque et Montserrat .

Au vu de la fréquence des manifestations de marronnage relevées par de nombreux historiens, il semble inutile de minimiser l’impact du phénomène comme le fait de manière imprudente et péremptoire André-Marcel d’Ans : 

« Au fait, au xviiie comme au xviie siècle, qu’il s’agisse d’engagés blancs ou d’esclaves noirs, le marronnage n’a jamais présenté qu’une solution d’infortune (pour se soustraire à une pénurie grave, ou face à l’imminence d’un châtiment sévère). En tout cas, ne pouvant se solder – après une période de vagabondage plus ou moins prolongée – que par la reddition ou par la mort, le marronnage ne déboucha jamais sur des perspectives de libération. Aussi vaste que paraisse le monde caribéen, rares y sont les espaces susceptibles d’abriter des fugitifs pendant assez longtemps pour qu’ils puissent y constituer une société autonome, capable de renouer ensuite des relations – de quelque nature que ce soit – avec le monde extérieur. Ce n’est que dans l’intérieur de la Jamaïque et dans les forêts de l’arrière-pays guyanais que le système colonial tolérera – et utilisera à son profit – des “Républiques de Marrons” reconnues par des traités. » [14]

A propos de ces affirmations, il convient de faire trois observations :


– le terme vagabondage n’est pas le plus approprié ou le plus pertinent pour désigner les tentatives faites pour échapper à la tragédie de la condition servile, dans le contexte de l’esclavage antillais, où le Code noir (1685) a été conçu, en partie, pour limiter les abus aux conséquences imprévisibles des colons ;

– l’espace réduit des îles est invoqué pour illustrer la difficulté d’échapper à la maîtrise qu’a le colon du système colonial, or la superficie de l’île d’Haïti (en incluant l’actuelle République dominicaine) est d’environ 78 000 km², contre 11 424 km² pour la Jamaïque, où les Marrons ont précisément conquis des espaces d’autonomie ;

– le fait que le système colonial ait « toléré » les républiques de Marrons à la Jamaïque ne reflète pas de contrôle du conflit, mais traduit plutôt un rapport de forces qui rendrait le prolongement des affrontements désastreux pour les deux belligérants.

Les propos d’André-Marcel d’Ans relèvent d’appréciations tranchées opposant deux « écoles », ou plutôt deux tendances marquées, à propos du rôle historique du marronnage. La prétendue « école française » (Yvan Debbasch , Gabriel Debien , André-Marcel d’Ans) tend à dissocier le phénomène du marronnage du processus révolutionnaire de Saint-Domingue qui mit fin à l’esclavage (1791-1803). Jean Fouchard rappelle la prise de position nullement nuancée d’Yvan Debbasch : 

« Il s’agit là d’une histoire partielle, véhémente, procédant à coups d’informations gratuites et au mépris, si besoin est, des données les plus incontestables. »

Un point de vue proche des condamnations positivistes d’André-Marcel d’Ans est exprimé par l’Haïtien Luc-Joseph Pierre [18], ce qui montre que la ligne de partage nationale, « école haïtienne »/« école française », n’est pas très pertinente, d’autant plus que des historiens français cités par J. Fouchard se rapprochent des thèses haïtiennes : Lucien Peytraud, Gaston Martin, Pierre de Vaissière. Luc-Joseph Pierre radicalise le propos démythifiant en ce qui concerne les Marrons qui auraient, selon lui, cultivé systématiquement des tendances au repli sectaire, nourri des crispations identitaires, entretenu l’anarchie et l’obscurantisme, et constitué en marge des tentatives des grands dirigeants historiques des poches d’« ensauvagement » retardant la marche vers la construction de la nation et vers les lumières du progrès : 

« Errant dans les bois pour échapper aux poursuites, ces bandes éphémères se nourrissaient de feuilles, de fruits sauvages. Cette vie errante de fugitifs sans feu ni lieu, sans attache, livrés au brigandage, en dehors de tout contact avec l’extérieur, n’a qu’un nom : l’ensauvagement. »

La soi-disant « école haïtienne » (Edner Brutus, Jean Fouchard) voit le marronnage comme un phénomène de contestation permanente, qui a permis l’aboutissement de la révolution haïtienne. L’historien haïtien Edner Brutus, dans son histoire d’Haïti [20], démontre, sources à l’appui, la permanence du marronnage à Saint-Domingue. Il en fait un mouvement naturellement antérieur et préparatoire à la révolution : 

« Mouvement insurrectionnel, il est antérieur à la révolution et la prépare. […] Leur maquis allait tenir sans cesse en haleine la colonisation française, l’inquiéter sans répit […].

Il cite de nombreuses sources d’historiens : Moreau de Saint-Méry, Pierre de Vaissière, etc. Sans doute le propos d’Edner Brutus est-il lourdement grevé par une interprétation qui fait des Marrons la principale force révolutionnaire à Saint-Domingue. Cette interprétation recèle en elle-même un postulat controversé dans la construction des « lectures » de l’histoire d’Haïti : à savoir, les Nègres marrons, pour ne pas dire les « masses populaires », représenteraient les acteurs légitimes de l’indépendance. Ce postulat populiste rejoint évidemment le populisme « noiriste » de François Duvalier, auquel Edner Brutus rend d’ailleurs un hommage appuyé dans les remerciements liminaires de l’ouvrage. Loin des sympathies duvaliéristes, Gérard Barthélémy met en évidence [22] le rôle de maintien de l’état de guerre assuré par les Marrons dans la phase de ralliement des généraux noirs et mulâtres de Saint-Domingue en 1803 au traité de paix du général Leclerc, commandant des forces napoléoniennes. En outre, dans le contexte haïtien, le modèle économique des grandes structures agraires privilégié par la nouvelle élite issue de la guerre d’indépendance a eu pour effet de rendre difficile aux petits paysans l’accession à la propriété. Il en est résulté une marginalisation de larges couches du monde rural auquel fait justement allusion l’expression « pays en dehors ». Le paysan haïtien est souvent désigné par l’expression créole « mounn andeyò ». Il serait en quelque sorte l’héritier des Marrons pour ce qui est d’une société en marge.


Une excellente présentation de ce débat a été faite par Richard Burton dans Le Roman marron (1997), étude dans laquelle l’auteur expose en détail les « thèses » de chacune de ces deux « écoles », en faisant remarquer que l’attitude de minoration du marronnage est déjà présente chez le père Dutertre, ou Du Tertre [23]. R. Burton indique une troisième tendance qui réévalue le rôle du marronnage en dehors des positions trop polémiques ou trop mythifiantes, tendance représentée selon lui par l’historien haïtien Leslie Manigat et l’historienne canadienne Carolyn Fick [24]. Il présente également sous forme de tableau comparatif les différences entre le marronnage historique et ce qu’il appelle le marronnisme, c’est-à-dire la mythification du Marron par la littérature. Le terme existe en espagnol sous la forme cimarronismo comme l’atteste un article publié dans la revue universitaire colombienne América Negra, de la Pontificia Universidad Javeriana de Bogotá, traitant des différences entre le « cimarronismo histórico » et le « cimarronismo sociológico o contemporáneo ».

A propos des rapports entre marronnage et affrontements armés, nous mettrons en évidence une des composantes historiques qui a eu pour effet d’intensifier le processus du marronnage : il s’agit des conflits entre puissances coloniales européennes dans les Amériques. Il faut y adjoindre les conflits internes au système colonial durant lesquels des esclaves utilisés comme forces de combat s’échappent pour marronner.

L’impact des conflits européens sur le développement du marronnage en Amérique


Entre la découverte officielle de l’Amérique par Christophe Colomb, dans le cadre d’une expédition espagnole, en octobre 1492, et la découverte du Brésil par le navigateur portugais Pedro Álvares Cabral (22-25 avril 1500), le traité luso-espagnol de Tordesillas de juin 1494, sous l’autorité du pape d’origine espagnole Alexandre VI, partageait les terres découvertes en Amérique suivant une ligne envisagée à 370 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert. Les terres situées à l’ouest de cette ligne appartiendraient à l’Espagne ; les terres se trouvant à l’est de la ligne reviendraient au Portugal. Ce partage ibérique des terres du Nouveau Monde provoqua le mécontentement des autres puissances maritimes européennes intéressées par l’expansion coloniale, notamment de la France, de la Hollande et de l’Angleterre. L’une des conséquences géopolitiques du traité fut l’hostilité déclarée qui opposera dans le Nouveau Monde les deux monarchies ibériques aux trois autres pays précités exclus du partage. Il s’ensuivra une politique d’agression des possessions hispano-portugaises sous forme d’opérations prédatrices maritimes anglaises, françaises et hollandaises, autrement dit les attaques de corsaires et de pirates, donnant lieu à une sorte d’usufruit sauvage des richesses américaines de l’Espagne et du Portugal. Ces agressions se multiplieront durant les xvie et xviie siècles.

Les conflits armés inter-européens lors des incursions et des invasions territoriales provoquaient un relâchement du contrôle sur la masse servile. C’est ce contexte que de nombreux esclaves mettaient à profit pour s’enfuir et marronner. Les corsaires anglais tentaient souvent d’obtenir l’appui des esclaves des territoires espagnols, comme le montre J.-P. Tardieu : 

« Dès l’année 1567, Francis Drake avait donné bien des inquiétudes sur les Côtes du Nouveau Royaume de Grenade et dans le golfe du Darien. En 1579 il s’aventura dans la rade de Callao. Au Guatemala, les Noirs avaient fait alliance avec les Anglais. À Lima, ils espérèrent que l’intervention de Drake les libéreraient de leurs chaînes, et volèrent les freins des montures de leurs maîtres. Les Noirs entraient dans la stratégie des corsaires ; ceux-ci pensaient en faire des alliés, afin de prendre les Espagnols à revers. »

Après ce cas anglo-espagnol, nous en mentionnerons deux autres importants : l’occupation hollandaise de la riche région sucrière de la province (actuellement État) de Pernambuco, dans le nord-est du Brésil, de 1624 à 1654, et la conquête de la Jamaïque « espagnole » par l’Angleterre (1655-1660). Lors de l’invasion hollandaise au Brésil, les Noirs adoptèrent trois attitudes différentes. Certains, dirigés par un chef du nom de Calabar, se rangèrent du côté hollandais ; d’autres sous la direction du Noir Henrique Dias constituèrent des régiments de troupes loyales à la couronne portugaise (régiments appelés henriquinos) et se distinguèrent dans la guerre luso-hollandaise. Une troisième attitude fut celle de la fuite massive, durant les affrontements, vers les régions montagneuses et boisées de la Serra da Barriga, dans l’actuel État d’Alagoas, pour renforcer le célèbre quilombo de Palmares, dont les deux grands chefs historiques, Ganga Zumba et Zumbi dos Palmares, sont devenus deux grandes références dans l’histoire des Noirs du Brésil. Après la défaite des Hollandais (1654), le quilombo se divisa sur la stratégie à privilégier en fonction de la situation nouvelle créée par le retrait des Hollandais de la scène politique brésilienne : celle de Ganga Zumba, qui proposait de négocier avec les Portugais débarrassés désormais de l’adversaire hollandais, et celle de Zumbi dos Palmares, qui préférait poursuivre la guerre à outrance pour ne pas donner des signes de lassitude.

Ganga Zumba finit par signer un traité avec le gouverneur de Recife en 1678. Il reçut les terres particulièrement arides de la vallée de Cucaú. Le traité fut ensuite modifié unilatéralement par les autorités portugaises, ce qui entraîna une reprise des hostilités. Le quilombo de Palmares, affaibli par ces divisions, s’effondra en 1695. Zumbi dos Palmares, selon l’une des versions les plus courantes, se suicida en se jetant du haut d’un précipice, le 20 novembre 1695. Les Noirs du Brésil accordent désormais une très grande importance au 20 novembre, appelé « O dia da Consciência Negra » (le jour de la conscience noire), date souvent préférée à la date officielle de l’abolition de l’esclavage, le 13 mai 1888. Néanmoins d’autres quilombos surgirent dans la Serra da Barriga après l’écrasement de Palmares par une puissante troupe composée de l’armée régulière, de mercenaires noirs, d’auxiliaires indiens et de groupes spécialisés dans la chasse aux esclaves (les capitães-do-mato: capitaines de brousse) sous le commandement du fameux bandeirante et capitão-do-mato Domingos Jorge Velho. Quant aux capitães-do-mato, ils sont l’exact équivalent des ranchadores de Cuba, des Slaves hunters de la Jamaïque et des Black Rangers du Surinam [28], c’est-à-dire un corps de mercenaires bien armés, accompagnés de chiens dressés à la chasse aux Noirs, et chargé de s’attaquer aux refuges des Marrons.Ranchadores et capitães-do-mato étaient tenus de ramener des preuves, sous forme de prisonniers, ou des parties du corps prélevées sur les cadavres de Marrons (notamment les oreilles).

En 1655, les Anglais entreprennent la conquête de la Jamaïque qui était une possession espagnole. Cet épisode est à l’origine de l’intensification du marronnage jamaïcain. À l’instar des Noirs de Pernambuco au Brésil, ceux de la Jamaïque sont plus ou moins partagés entre marronnage et collaboration. Le Marron Juan Lubolo accepta de faire alliance avec les Anglais, mais cette attitude fut très mal perçue des Marrons de Los Vermahalies (ou Vermahaly Maroons). Juan Lubolo devint même colonel de la milice anglaise, ce qui faisait de lui un individu dangereux pour ses anciens compagnons de marronnage, dont il connaissait les refuges. Il fut assassiné au cours d’une embuscade commanditée par un autre dirigeant, Juan de Serras. Ces événements sont bien relatés dans les travaux de Mavis Campbell [29] et de Werner Zips 30 qui ont présenté des panoramas historiques très bien structurés de l’histoire du marronnage jamaïcain.


Les mouvements marrons de la Jamaïque se divisent en deux grands groupes : le groupe des Windward Maroons (ou Marrons au Vent), à l’est de l’île, autour de Blue Mountain, appelés initialement Spanish Maroons, popularisés par le retentissement de la guerre de conquête anglaise, et le celui des Leeward Maroons (ou Marrons sous le Vent) dans l’hinterland de Montego Bay et Falmouth, ou Cockpit Country, à l’ouest de l’île. Les Leeward Maroons, dont l’un des dirigeants s’appelait Cudjoe ou Kojo (Kodjo), avaient réélaboré une identité de groupe autour de la culture akan (peuples du golfe du Bénin dont l’influence s’étend sur le littoral des actuels États du Ghana, du Togo et de la Côte-d’Ivoire). Les Marrons de la Jamaïque sont parvenus à repousser toutes les attaques lancées contre eux, démontrant ainsi l’aspect hasardeux de la solution militaire et contraignant les autorités coloniales à une négociation qui sauvegardait les conditions d’existence des deux sociétés. Un premier traité fut signé en 1738, mettant fin à la Première Guerre des Marrons (First Maroon War). Cependant un incident (un Marron soupçonné de vol et fouetté, à la suite de sa capture dans un village en milieu colonial) allait rallumer la guerre en 1795-1796. Cette deuxième guerre ne remit pas en cause l’essentiel des clauses des traités de 1738-39.

On voit à travers ces deux exemples (invasion hollandaise au Brésil, invasion anglaise à la Jamaïque) comment les guerres intereuropéennes dans les Amériques ont joué un rôle de catalyseur dans le développement du marronnage. Dans le cas de la révolte des esclaves de Saint-Domingue (1791-1803), la présence des bandes de Marrons dans les régions montagneuses proches des frontières espagnoles joua un rôle non négligeable dans le processus de mise en cause du système esclavagiste. L’existence des bandes grossies de l’afflux de nombreux esclaves qui avaient fui les plantations après l’explosion incendiaire du 23 août 1791 (incendie des champs de canne à sucre de la riche plaine du nord de Saint-Domingue/Haïti par les esclaves révoltés) donna aux Espagnols de la partie orientale de l’île (Santo Domingo) l’occasion d’encourager les insurgés. Un tel appui visait à déstabiliser davantage la colonie française, afin de récupérer la partie occidentale que l’Espagne avait dû céder à la France par le traité de Ryswick (1697) en vue de mettre fin à l’époque aux actes de piraterie et de brigandage des aventuriers français de toutes sortes.

Les conflits internes au système esclavagiste constituent également pour les esclaves des circonstances de déstabilisation du régime colonial, analogues aux conflits intereuropéens, pour ce qui a trait aux possibilités d’évasion. Nous prendrons un exemple tiré de l’histoire du Brésil. Lors de la « Révolution Farroupilha » au sud du Brésil (1835-1845, soit treize ans après l’indépendance acquise en 1822), un différend entre conservateurs et libéraux déboucha sur la sécession de la province du Rio Grande do Sul, sous la direction de Bento Gonçalves, à cause des atermoiements du gouvernement impérial. L’historien brésilien Mário Maestri montre comment ce conflit a ouvert de nouveaux espaces aux esclaves, soit en leur donnant la possibilité de gagner leur liberté en luttant du côté des sécessionnistes « farroupilhas », soit en profitant de la guerre civile pour marronner : « Avec la révolution farroupilha, les fuites d’esclaves se multiplièrent. Les Farroupilhas attaquaient les grandes propriétés et libéraient les captifs qui acceptaient de lutter comme soldats. Les soldats de l’Empire agissaient de la même manière sur les propriétés des Farroupilhas. […] La fuite vers les pays voisins et l’échappée vers les quilombos attirèrent un nombre indéterminé de fugitifs. »

Les alliés naturels du marronnage : le nombre et le lieu


Outre les conflits intérieurs et extérieurs aux régimes coloniaux, le marronnage bénéficia de deux autres facteurs favorables à sa survie : les rapports démographiques entre population d’esclaves et colons, ainsi que le facteur géographique.

Les pays où le marronnage a pu subsister jusqu’à la guerre d’indépendance (Cuba, Haïti, le Brésil) et les pays où il a survécu jusqu’à nos jours (le Surinam, la Guyane, la Jamaïque) correspondent à d’anciennes colonies où le nombre d’esclaves était relativement élevé par rapport à la population blanche. L’historien brésilien João José Reis 32 rappelle que le Brésil a absorbé environ 40 % du volume de la traite négrière dans le Nouveau Monde. Carlos Magno Guimarães 33 décrit la société esclavagiste dans la province du Minas Gerais, devenue le centre de gravité économique du Brésil colonial au xviiie siècle, dans la période appelée « Cycle de l’or ». Il mentionne les pourcentages allant de 30 % d’esclaves dans la première moitié du xviiie à 41 % en 1808. Francis Dupuy cite pour le Surinam le chiffre de 4 300 esclaves pour 800 Blancs en 168334. Victor Schoelcher avançait le chiffre de 320 000 Noirs pour 20 000 Blancs en 1834, précisément à la Jamaïque, terre de marronnage 35.C’est à Saint-Domingue que l’expansion sucrière entraîna une augmentation sans précédent du nombre d’esclaves par rapport au nombre de Blancs : environ 500 000 Noirs pour environ 40 à 50 000 Blancs selon les estimations les plus communément admises. Ce déséquilibre démographique, joint à la configuration montagneuse de l’île, a indéniablement contribué à accroître l’importance numérique du marronnage et a influencé le déroulement de la lutte pour l’indépendance. Le dépassement victorieux de la phase de marronnage, se soldant par l’effondrement du système colonial et la création d’un État noir à Saint-Domingue, suscitera par ailleurs un véritable « syndrome haïtien » dans les autres colonies du Nouveau Monde, entraînant du même coup un redéploiement des stratégies de gestion de la société servile. L’historien martiniquais Georges Mauvois écrit à propos du complot d’esclaves en Martinique en 1831 : 

« Dans la Martinique du début du xixe siècle, Haïti n’est pas loin des enjeux locaux. Les colons s’émeuvent aisément du “péril haïtien”, et – à l’opposé — les populations asservies recherchent dans l’indépendance haïtienne un modèle de construction d’une alternative politique. »

La Brésilienne Sílvia Hunold Lara montre qu’au xixe siècle, au Brésil, la peur des classes possédantes change d’objet : le marronnage héroïque, mais jugulé, de Palmares a fait place au spectre d’une révolte victorieuse à l’haïtienne : 

« En tenant compte des précautions d’usage, il semble que la peur de Palmares ait été une constante tout au long du xviiie siècle. Au xixe siècle, en revanche, la peur des propriétaires semble s’être de plus en plus fixée sur la révolte de Saint-Domingue, allant jusqu’à entrevoir à chaque pas le péril de “l’haïtianisme”. »

Martin Lienhard confirme le même point de vue : 

« L’exemple haïtien avait impressionné, bien sûr, les esclaves des autres îles et de tout le pourtour caraïbe, mais aussi, et peut-être davantage, leurs maîtres, qui craignaient comme la peste la répétition d’une expérience analogue dans leurs pays respectifs. »

Parallèlement à cette démographie du marronnage, on constate une géographie du marronnage. Les communautés de Marrons, ainsi que les Marrons plus ou moins isolés, ont davantage de possibilités de subsister s’ils s’installent dans des zones où le site naturel offre de meilleures conditions de défense. On peut distinguer de la sorte trois grands « écosystèmes » de marronnage : les milieux montagneux (Martinique, Guadeloupe, Haïti, la République Dominicaine, la Jamaïque, Cuba), les forêts (le Surinam, la Guyane) et les milieux de brousse marécageuse (le Mato Grosso au Brésil). Cette composante déterminante du milieu géographique explique la mythification du lieu dans un certain imaginaire littéraire antillais, notamment chez le Martiniquais Édouard Glissant. Le « morne » (colline ou montagne) devient souvent un « haut lieu » quasi naturel de résistance, par opposition à la plaine, espace des plantations sucrières. La réalité historique s’avère plus complexe, car les esclaves des plantations peuvent mettre le feu aux maisons, empoisonner le personnel colonial, fournir de précieuses informations aux Marrons. C’est d’ailleurs dans la riche plaine du nord d’Haïti que devait éclater la révolte qui allait mettre fin à l’esclavage à Saint-Domingue. Les montagnes boisées de Cockpit Country à la Jamaïque et les montagnes de la région de l’Oriente autour de Santiago de Cuba facilitèrent de manière décisive la survie des communautés de Marrons. Quant aux forêts du Surinam et de la Guyane, elles ont rendu difficile la progression des troupes de répression coloniale et favorisé la non-visibilité des esclaves fugitifs.

La sécurité de ces refuges naturels, voire leur inviolabilité, a eu parallèlement pour effet d’isoler relativement les Marrons des luttes qui se déroulaient en plein cœur de la société coloniale entraînée, indépendamment de ses composantes raciales, dans un processus de créolisation. Les élites blanches et mulâtres créolisées du Nouveau Monde ont, dans la plupart des cas, succédé à l’administration coloniale, après les différents types de combats pour l’indépendance. Toutefois l’isolement des Marrons est loin d’être systématique, car, outre une forme de marronnage urbain, on constate l’existence d’un commerce illégal de vivres et d’armes entre les Marrons et les milieux coloniaux par l’intermédiaire de receleurs de toute sorte.

Le contexte haïtien a vu émerger une élite noire et mulâtre créole, à la suite de l’éviction des colons blancs. Quoi qu’il en soit, le processus de transformation des sociétés coloniales du Nouveau Monde s’est déroulé en milieu créole blanc, noir et mulâtre. Il en est résulté une perception problématique du Marron qui n’apparaît pas comme un acteur visible dans le processus d’intégration des anciennes colonies à l’économie mondiale et à la modernisation des structures et des mentalités. Cela explique sans doute le jugement relevant d’un évolutionnisme sommaire porté par l’Haïtien Luc-Joseph Pierre lorsqu’il parle de l’archaïsme des Marrons et de leur « mentalité prélogique », reprenant le concept, à la notoriété douteuse, de Lévy-Bruhl.

Dans les États où il a fini par se fondre dans les armées de libération contre le joug colonial (Cuba, Haïti), le Marron incarne la résistance au totalitarisme esclavagiste, par sa capacité à survivre sans un espace libéré au cœur des pays d’économie servile. En Guyane et au Surinam, il est souvent perçu à travers un prisme positiviste comme une sorte de survivance obsolète passablement problématique pour la société créole devenue la société officielle, détentrice désormais des lieux du devenir historique, de la modernisation et de la parole légitimatrice. On comprend mieux la dureté de la guerre (1986-1992) que mena contre les Marrons du Surinam (indépendant en 1975) le régime dictatorial de Desi Bouterse, qui avait accédé au pouvoir par un coup d’État sanglant en 1980. L’une des causes aggravantes de cette guerre des Marrons postcoloniale fut la création au cours des années 1960 d’un barrage qui avait inondé une partie des terres dûment reconnues des Marrons Saramaka. Le comportement du gouvernement surinamien s’inscrivait, selon la vision de l’histoire saramaka, dans une certaine continuité, comme le rapporte Richard Price dans Les Premiers Temps (1985) : 

« […] Pour tous les Saramaka, la récente construction, dans les années 1960, du grand projet hydro-électrique qui a entièrement englouti la moitié des terres pour lesquelles leurs ancêtres se sont battus et sont morts, et qui a nécessité le déplacement contraint de milliers d’entre eux, s’est inscrit en droite ligne dans un type de conduite prévisible et dont les ancêtres des Premiers Temps avaient l’habitude de faire les frais. »

Un régime à composante créole du Surinam indépendant entreprenait donc une opération d’expulsion et de persécution des Marrons, alors que ces derniers avaient longuement bénéficié du respect des clauses de non-agression de l’époque coloniale depuis 1762. Werner Zips expose en détail les caractéristiques de cette guerre 42. L’inondation des terres ancestrales des Marrons surinamiens, débouchant sur leur expulsion d’un espace héroïquement conquis, correspond, de manière symbolique et réelle, à une opération de dilution ou de dissolution d’un espace-temps historique sous les eaux de la modernisation hydro-électrique. Autrement dit, cet espace-temps marron est davantage vécu comme la survivance d’une alternative gênante que comme le témoignage d’un exploit historique. Non loin du Surinam, au Brésil, de nombreux chercheurs engagés défendent un certainquilombisme et font des communautés de Marrons le premier exemple de panafricanisme (Abdias Nascimento 43), ainsi qu’un modèle d’utopie réussie (Joel Rufino dos Santos ).

Ce bref survol du marronnage en Amérique latine et dans les Caraïbes a permis de s’attarder sur l’aspect complexe de la lutte des Marrons et sur la diversité des inscriptions de cette histoire dans les différents univers culturels des pays concernés. Les polémiques et controverses, loin de brouiller les pistes de lecture, favorisent des approches plurielles qui éclairent la complexité de la question marronne. Elles contribuent à mieux faire comprendre les motivations qui commandent les constructions de l’image des Marrons. Entre la tentative de récupération duvaliériste, la mythification littéraire martiniquaise (A. Césaire, É. Glissant, P. Chamoiseau, R. Confiant), l’approche ambivalente jamaïcaine, la réhabilitation brésilienne, et la tentation de la dilution surinamienne, on comprend que la perception du Marron se situe entre l’attitude d’idéalisation à caractère identitaire et les enquêtes historiques et anthropologiques visant justement à rompre avec le « marronnisme ». Ainsi Richard Price tient-il à préciser sa démarche dans l’introduction à l’édition française de First Time (1994) : 

« À une époque où chacun, dans les Caraïbes, depuis le plus humble paysan martiniquais jusqu’aux intellectuels antillais les plus éminents, voudrait se faire passer pour Nègre marron, à une époque où les hommes politiques, depuis Papa Doc jusqu’à son équivalent de Guyana, ont tous érigé des monuments à la gloire de cette figure mythologique (chez Duvalier, la statue géante qui se dresse en face du palais présidentiel commémore “le Marron inconnu” […]), Les Premiers Temps donne l’occasion à de vrais Nègres marrons, en chair et en os et non pas imaginaires, de s’exprimer sur leur propre vie, leur passé héroïque et l’épopée des confrontations avec les colons, aussi bien que sur leurs histoires d’amour et de familles, et sur leurs grandes célébrations rituelles. »

Cependant on ne peut admettre sans discussion cette primauté méthodologique accordée à l’approche anthropologique de Richard Price, sous prétexte qu’elle donne la parole aux « vrais Nègres marrons en chair et en os ». Les recherches historiques ont permis de tirer de l’oubli de nombreuses figures qui ont longtemps pâti d’un déficit d’investigation et de reconnaissance en tant que figures référentielles crédibles. La mise en lumière des Marrons, en tant qu’acteurs de l’histoire de pays issus de la grande rencontre tricontinentale dans le Nouveau Monde, fournit une légitimation d’ordre scientifique à des démarches identitaires par le recours à la mémoire. Elle montre, en outre, qu’entre le fonctionnement « normalisé » du totalitarisme esclavagiste et les abolitions « généreuses », le marronnage a illustré le lien naturel entre systèmes d’oppression et systèmes de résistance.

Notes


1 Jean Fouchard, Les Marrons de la liberté, Port-au-Prince, Éd. Henri Deschamps, 1988 [1972].


2 Richard Burton, Le Roman marron : études sur la littérature martiniquaise contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1997.


3 Mavis Campbell, The Maroons of Jamaica (1655-1795). A History of Resistance, Collaboration and Betrayal, Trenton/New Jersey, Africa World Press, 1990.


4 Carlos Magno Guimarães, « Mineração, quilombos e Palmares, Minas Gerais no século XVIII », in João José Reis et Flávio dos Santos Gomes (dirs), Liberdade por um Fio.História dos Quilombos no Brasil, São Paulo, Editora Schwarcz, 1996, p. 9-25.


5 Roger Dorsinville, Toussaint Louverture, Paris, Julliard, 1965, p. 58.


6 Mary Karasch, « Os Quilombos do Ouro na Capitania de Goiás », in João José Reis et Flávio dos Santos Gomes (dir.), op. cit., p. 240-262. Les quilombos ont résisté, dans cette région riche en refuges naturels, à plusieurs types d’opérations de répression, y compris aux expéditions composées de soldats, d’Indiens et de mercenaires noirs. Aujourd’hui leurs descendants peuplent les communes de Monte Alegre, Serra da Cachoeira, Cavalcante, dans le Goiás.


7 Jean Fouchard, op. cit., p. 26.


8 Miguel Barnet, Biografía de un Cimarrón, Mexico, Ed. Siglo XXI, 1968, p. 42.


9 Jean-Pierre Tardieu, L’Église et les Noirs au Pérou, xvie et xviie siècles, Paris, L’Harmattan, 1993.


10 Ibid., p. 319.


11 Richard Price, Maroon Societies, Rebel Slave Communities in the Americas, Baltimore et Londres, Johns Hopkins University Press, 1996.


12 Ibid., p. 35-48.


13 Eric Williams, De Christophe Colomb à Fidel Castro : l’histoire des Caraïbes, 1492-1969, Paris, Présence Africaine, 1975, p. 206 (première édition : From Columbus to Castro : the History of the Caribbean, 1492-1969), London, André Deutsch Ld., 1970, traduit en français par Maryse Condé et Richard Philcox).


14 André-Marcel d’Ans, Haïti, paysage et société, Paris, Karthala, 1987, p. 106.


15 Yvan Debbasch, « Le marronnage. Essai sur la désertion de l’esclave antillais », L’Année sociologique (IIIe série), 1961 et 1962, p. 1-112 et p. 117-195.


16 Gabriel Debien, Les Esclaves aux Antilles françaises (xviie-xviiie siècles), Fort-de France, Société d’Histoire de la Martinique, 1974.


17 Yvan Debbasch, op. cit., p. 2.


18 Luc-Joseph Pierre, Haïti, les origines du chaos, Port-au-Prince, Éd. Henri Deschamps, 1997.


19 Ibid., p. 80.


20 Edner Brutus, Révolution dans Saint-Domingue, Belgique, Éd. du Panthéon, s.l., s.d.


21 Ibid., p. 70-71.


22 Gérard Barthélémy, Le Pays en dehors, Port-au-Prince, Éd. Henri Deschamps/CIDIHCA, 1989.


23 R.P. Jean-Baptiste Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les François, Fort-de-France, Éd. Horizons caraïbes, 1973 (1re édition 1671).


24 Carolyn Fick, The Making of Haïti. The Saint Domingue Revolution from Below, Knoxville, University of Tennessee Press, 1990.


25 Associación Nacional Cimarrón : « Una experiencia viva y sólida en el Alto Baudó-Chocó, Colombia », América Negra, Bogota, Pontificia Universidad Javeriana, 1992, n° 3, p. 229-239.


26 Jean-Pierre Tardieu, op. cit., tome I, p. 321.


27 Les bandeirantes sont plus ou moins l’équivalent des conquistadores espagnols. Ils évoluaient en bataillons réduits, disposant d’un étendard (bandeira), et parcouraient tout l’intérieur du Brésil dans des opérations visant à ramener de l’or, capturer des Indiens qui étaient réduits en esclavage, et agrandir le territoire au-delà des limites initiales, plutôt exiguës, du traité de Tordesillas.


28 Cf. Jean-Gabriel Stedman, Capitaine au Surinam. Une campagne de cinq ans contre les esclaves révoltés, Paris, Sylvie Messinger, 1989. Ce récit relate la guerre menée de 1773 à 1777 par les forces coloniales contre les Marrons embusqués dans la région littorale de la colonie hollandaise.


29 Op. cit.


30 Werner Zips, Black Rebels. African Caribbean Freedom Fighters in Jamaica, Kingston, Ian Randle Publishers, 1999 (titre original : Schwarze Rebellen, trad. Shelley Frisch).


31 Mário Maestri, « Pampa Negro. Quilombos no Rio Grande do Sul », in João José Reis et Flavio dos Santos Gomes (dirs), op. cit., p. 311. C’est nous qui traduisons.


32 Op. cit.


33 In João José Reis et Flávio dos Santos Gomes (dirs), op. cit., p. 139‑164.


34 Cf. l’article de Francis Dupuy dans le présent numéro.


35 Victor Schoelcher, Colonies étrangères et Haïti, Pointe-à-Pitre, Éd. Émile Désormeaux, 1973.


36 Georges Mauvois, Un Complot d’esclaves, Martinique 1831, Saint-Etienne, Éd. Les Pluriels de Psyché, 1998, p. 97.


37 Sílvia Hunold Lara, « Do Singular ao Plural, Palmares, Capitães-do-Mato e o Governo dos escravos » in João José Reis et Flávio dos Santos Gomes (dirs), op. cit. p. 100. C’est nous qui traduisons.


38 Martin Lienhard, Le Discours des esclaves de l’Afrique à l’Amérique latine (Kongo, Angola, Brésil, Caraïbes), Paris, L’Harmattan, 2001 (1re édition brésilienne 1998), p. 126.


39 Nous empruntons cet emploi du terme à João José Reis, Liberdade por um Fio, op. cit., p. 19.


40 Op. cit., p. 46.


41 Richard Price, Les Premiers Temps. La conception de l’histoire des Marrons saramaka (édition originale : First Time. The Historical Vision of an Afro-American People, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1985), Paris, Seuil, 1994, p. 27 (trad. Michèle Baj Strobel et Richard Price).


42 Op. cit.


43 Abdias Nascimento, Quilombismo : Documentos da Militância pan-africanista, Petrópolis, Vozes, 1980, p. 275.


44 Joel Rufino dos Santos, História do Negro no Brasil, São Luís, Centro de Cultura negra, 1985, p. 62-63.


45 Op. cit., p. 7-8.

Référence électronique :

Rafael Lucas, « Marronnage et marronnages », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 89 | 2002, mis en ligne le 01 octobre 2005. URL :http://chrhc.revues.org/1527

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