lundi 4 août 2014

Voici des siècles que l’Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire


Allons, camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisés et résolus.
Il nous faut quitter nos rêves, abandonner nos vieilles croyances et nos amitiés d’avant la vie. Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde.
Voici des siècles que l’Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire ; des siècles qu’au nom d’une prétendue « aventure spirituelle » elle étouffe la quasi-totalité de l’humanité. Regardez-la aujourd’hui basculer entre la désintégration atomique et la désintégration spirituelle.
Et pourtant, chez elle, sur le plan des réalisations on peut dire qu’elle a tout réussi.
L’Europe a pris la direction du monde avec ardeur, cynisme et violence. Et voyez combien l’ombre de ses monuments s’étend et se multiplie. Chaque mouvement de l’Europe a fait craquer les limites de l’espace et celles de la pensée. L’Europe s’est refusée à toute humilité, à toute modestie, mais aussi à toute sollicitude, à toute tendresse.
Elle ne s’est montrée parcimonieuse qu’avec l’homme, mesquine, carnassière homicide qu’avec l’homme.
Alors, frères, comment ne pas comprendre que nous avons mieux à faire que de suivre cette Europe-là.
Cette Europe qui jamais ne cessa de parler de l’homme, jamais de proclamer qu’elle n’était inquiète que de l’homme, nous savons aujourd’hui de quelles souffrances l’humanité a payé chacune des victoires de son esprit.
Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose. Nous pouvons tout faire aujourd’hui à condition de ne pas singer l’Europe, à condition de ne pas être obsédés par le désir de rattraper l’Europe.
L’Europe a acquis une telle vitesse, folle et désordonnée, qu’elle échappe aujourd’hui à tout conducteur, à toute raison et qu’elle va dans un vertige effroyable vers des abîmes dont il vaut mieux le plus rapidement s’éloigner.
Il est bien vrai cependant qu’il nous faut un modèle, des schèmes, des exemples. Pour beaucoup d’entre nous, le modèle européen est le plus exaltant. Or, on a vu dans les pages précédentes à quelles déconvenues nous conduisait cette imitation. Les réalisations européennes, la technique européenne, le style européen doivent cesser de nous tenter et de nous déséquilibrer.
Quand je cherche l’homme dans la technique et dans le style européens, je vois une succession de négations de l’homme, une avalanche de meurtres.
La condition humaine, les projets de l’homme, la collaboration entre les hommes pour des tâches qui augmentent la totalité de l’homme sont des problèmes neufs qui exigent de véritables inventions.
Décidons de ne pas imiter l’Europe et bandons nos muscles et nos cerveaux dans une direction nouvelle. Tâchons d’inventer l’homme total que l’Europe a été incapable de faire triompher.
Il y a deux siècles, une ancienne colonie européenne s’est mis en tête de rattraper l’Europe. Elle y a tellement réussi que les États-Unis d’Amérique sont devenus un monstre où les tares, les maladies et l’inhumanité de l’Europe ont atteint des dimensions épouvantables.
Camarades, n’avons-nous pas autre chose à faire que de créer une troisième Europe ? L’Occident a voulu être une aventure de l’Esprit. C’est au nom de l’Esprit, de l’esprit européen s’entend, que l’Europe a justifié ses crimes et légitimité l’esclavage dans lequel elle maintenait les quatre cinquièmes de l’humanité.
Oui, l’esprit européen a eu de singuliers fondements. Toute la réflexion européenne s’est déroulée dans des lieux de plus en plus désertiques, de plus en plus escarpés. On prit ainsi l’habitude d’y rencontrer de moins en moins l’homme.
Un dialogue permanent avec soi-même, un narcissisme de plus en plus obscène n’ont cessé de faire le lit à un quasi-délire où le travail cérébral devient une souffrance, les réalités n’étant point celles de l’homme vivant, travaillant et se fabriquant mais des mots, des assemblages divers de mots, les tensions nées des significations contenues dans les mots. Il s’est cependant trouvé des Européens pour convier les travailleurs européens à briser ce narcissisme et à rompre avec cette déréalisation.
D’une manière générale, les travailleurs européens n’ont pas répondu à ces appels. C’est que les travailleurs se sont crus, eux aussi, concernés par l’aventure prodigieuse de l’Esprit européen.
Tous les éléments d’une solution aux grands problèmes de l’humanité ont, à des moments différents, existé dans la pensée de l’Europe. Mais l’action des hommes européens n’a pas réalisé la mission qui lui revenait et qui consistait à peser avec violence sur ces éléments, à modifier leur arrangement, leur être, à les changer, enfin à porter le problème de l’homme à un niveau incomparablement supérieur.
Aujourd’hui, nous assistons à une stase de l’Europe. Fuyons, camarades, ce mouvement immobile où la dialectique, petit à petit, s’est muée en logique de l’équilibre. Reprenons la question de l’homme. Reprenons la question de la réalité cérébrale, de la masse cérébrale de toute l’humanité dont il faut multiplier les connexions, diversifier les réseaux et réhumaniser les messages.
Allons frères, nous avons beaucoup trop de travail pour nous amuser des jeux d’arrière-garde. L’Europe a fait ce qu’elle devait faire et somme toute elle l’a bien fait ; cessons de l’accuser mais disons-lui fermement qu’elle ne doit plus continuer à faire tant de bruit. Nous n’avons plus à la craindre, cessons donc de l’envier.
Le tiers monde est aujourd’hui en face de l’Europe comme une masse colossale dont le projet doit être d’essayer de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n’a pas su apporter de solutions.
Mais, alors, il importe de ne point parler rendement, de ne point parler intensification, de ne point parler rythmes. Non, il ne s’agit pas de retour à la Nature. Il s’agit très concrètement de ne pas tirer les hommes dans des directions qui les mutilent, de ne pas imposer au cerveau des rythmes qui rapidement l’oblitèrent et le détraquent. Il ne faut pas, sous le prétexte de rattraper, bousculer l’homme, l’arracher de lui-même, de son intimité, le briser, le tuer.
Non, nous ne voulons rattraper personne. Mais nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l’homme, de tous les hommes. Il s’agit de ne pas étirer la caravane, car alors chaque rang perçoit à peine celui qui le précède et les hommes qui ne se reconnaissent plus se rencontrent de moins en moins, se parlent de moins en moins.
Il s’agit pour le tiers monde de recommencer une histoire de l’homme qui tienne compte à la fois des thèses quelquefois prodigieuses soutenues par l’Europe mais aussi des crimes de l’Europe dont le plus odieux aura été, au sein de l’homme, l’écartèlement pathologique de ses fonctions et l’émiettement de son unité, dans le cadre d’une collectivité la brisure, la stratification, les tensions sanglantes alimentées par des classes, enfin, à l’échelle immense de l’humanité, les haines raciales, l’esclavage, l’exploitation et surtout le génocide exsangue que constitue la mise à l’écart d’un milliard et demi d’hommes.
Donc, camarades, ne payons pas de tribut à l’Europe en créant des États, des institutions et des sociétés qui s’en inspirent.
L’humanité attend autre chose de nous que cette imitation caricaturale et dans l’ensemble obscène.
Si nous voulons transformer l’Afrique en une nouvelle Europe, l’Amérique en une nouvelle Europe, alors confions à des Européens les destinées de nos pays. Ils sauront mieux faire que les mieux doués d’entre nous.
Mais si nous voulons que l’humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée, alors il faut inventer, il faut découvrir.
Si nous voulons répondre à l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe
Davantage, si nous voulons répondre à l’attente des Européens, il ne faut pas leur renvoyer une image, même idéale, de leur société et de leur pensée pour lesquelles ils éprouvent épisodiquement une immense nausée.
Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf.

~ Frantz FANON extrait de: Les damnées de la Terre

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