Comme la plupart d’entre vous le savez, la négritude est un puissant courant intellectuel poético-politique né dans les années 30 en France, à Paris, prônant le sursaut de virilité (surtout à travers Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas) des Noirs à l’époque colonisés, et visant à unifier les Noirs du monde entier en proclamant leur unité culturelle. La négritude est née en réaction au colonialisme violent véhiculé par l’oligarchie française, pour qui les Noirs n’étaient qu’un bétail fait pour servir les Blancs.
Césaire et ses compagnons ont conceptualisé ce courant en s’armant principalement d’une donnée non exclusive, mais décisive, qui était la suivante : rendre mélioratif ce que l’oligarque blanc avait jadis façonné en péjoratif : de la honte d’être Nègre, on passe à la fierté d’être Nègre. Le terme « nègre », auparavant objet de raillerie, devient le porte-étendard de la fierté de soi en tant qu’individu de couleur noire. Il s’agit avant tout d’un rempart à l’assimilation (qui implique le reniement total de son identité au profit des coutumes de la terre étrangère que l’on fait siennes), d’une critique viscérale et frontale de l’universalisme français. Mais leur démarche n’est pas allée au-delà des mots pour s’aventurer sur le terrain politique. En effet, bien qu’étant en rupture avec la France, ces auteurs n’ont jamais prôné l’indépendance qui pourtant leur tendait les bras…
En théorie, la négritude (qui en aucun cas ne prônait le racisme « anti-Français » ou anti-Blanc) se voulait être une ode au retour à soi, anticolonialiste, et donc, de facto, refusant le projet oligarchique français visant à faire des Noirs des citoyens de la France. Mais concrètement, politiquement, Césaire, Damas et Senghor étaient, chacun à leur façon, tenus au système français dont ils fustigeaient pourtant publiquement les errances vis-à-vis de notre peuple. Aimé Césaire était sans doute, politiquement, le moins francophile. Communiste, il était maire de Fort-de-France. Résolument anticolonialiste, ce qui l’intéressait, plus que la France était le sort de son île et son peuple où qu’il soit dans le monde. Ce qu’il dénommait la « négritude » (ici, le concept définit le genre nègre dans son ensemble, et non plus simplement la fierté d’être un Noir). Mais pour des raisons que certains qualifient de « stratégie politique », Césaire refusa l’indépendance de la Martinique, et se prononça pour une autonomie politique. Quoi qu’il en soit, Aimé Césaire prônait l’antivictimisation de tout son être. N’est-ce pas lui qui, en 2005, écrit dans son ouvrage Nègre je suis, Nègre je resterai : « Nous ne pouvons pas passer notre temps à dire : C’est la France qui est responsable. » Nous devons d’abord nous prendre en mains ; nous devons travailler, nous devons nous organiser, nous avons des devoirs envers nous-mêmes ; Sortir de la victimisation est fondamental. C’est une tâche peu aisée. L’éducation que nous avons reçu et la conception du monde qui en découle sont responsables de notre irresponsabilité. Avons-nous jamais été responsables de nous-mêmes ? Nous avons toujours été sujets, colonisés. Il en reste des traces. »
Léon Gontran Damas, bien que très peu francophile dans ses textes, consentit tout de même à lier des amitiés avec certains socialistes français, devenant lui-même membre de ce courant politique. Son but étant de rénover sa terre, c’est donc sans hésitation que Damas accepta la fonction de député français de Guyane ; Evidemment, l’accuser d’avoir été un amoureux de la France serait une hérésie. Il ne l’aimait pas particulièrement, tous les spécialistes de Damas le savent. Dans le même temps, il semble évident que le poète ne croyait pas la Guyane capable d’obtenir une indépendance concrète, d’un point de vue administratif et politique.
Léopold Sédar Senghor était le plus hystériquement proche de la France, et ne s’en cachait pas. Humaniste convaincu, il voulait la réunion des peuples français et afrodescendants, et n’hésita pas, avant l’indépendance, à accepter plusieurs postes ministériels. Quant le Sénégal se décolonisa, il devint président de la République, et orienta son pays vers une histoire précipitée avec la France. En ce sens, il s’opposa à Cheikh Anta Diop, qui voulait, à travers ses travaux, pousser les Noirs à s’aimer eux-mêmes en connaissant leur passé, avant d’aimer le reste de l’humanité.
Telle est donc la définition de « négritude » prescrite par ses fondateurs. Une exaltation de la fierté de soi, une ode à l’antivictimisation, à l’unité des Noirs du monde entier. Un contre-pied linguistique de premier plan (créé en réaction à l’hégémonie impériale voulant l’assimilation : jadis honni, le mot « nègre » devient empreint d’honneur et donneur de leçons), mais étant toujours plus, tel Senghor, ou moins, tels Césaire et Damas, politiquement lié à la France et, plus largement, à l’Occident. Il y a dans la négritude originelle une ode poétique à l’indépendance, mais qui, au niveau de la cohérence, n’a pas été matérialisée politiquement par les initiateurs de ce courant, pourtant tous dotés d’une grande intelligence. Et c’est en tenant compte de toutes ces données qu’il convient d’appréhender ce que j’ai conceptualisé comme étant la supra-négritude.
Question légitime : que signifie ce terme, de manière synthétique ? Dans « supra-négritude » il y a « supra », et « négritude ». Etymologiquement, « Supra » vient de l’adverbe latin supra qui signifie « au-dessus de, supérieur à, en haut ». Il renvoie à l’action de transcender (ce qui veut dire prendre les aspects positifs du concept de base, mais le dépasser), aller au-delà, voire plus loin.
La supra-négritude est donc la tendance intellectuelle noire transcendant la négritude du commencement, dans la mesure où elle prône l’indépendance, et l’applique. Elle rejette la trop simple autonomie, qui n’est liberté provisoire et partielle, la dépendance, la départementalisation de nos territoires. Son salut se trouve dans la séparation pure et simple de l’Occident. La supra-négritude ne naît pas en réaction au racisme de l’oligarchie blanche. Elle nous encourage à abandonner l’appellation d’esclave qu’est le mot « nègre » (création lexicale oligarchique occidentale), afin de nous voir pour ce que nous sommes, à savoir le peuple premier, la sève de la civilisation, le peuple du commencement, celui né avec l’apparition de la Terre. Dans ce paradigme, le racisme caucasien n’est qu’un détail de notre raisonnement, il est de la taille d’un microbe historique au regard de la grandeur (et de l’étendue) de notre histoire. Parce qu’étant, justement, un détail, il ne peut y avoir de fixation psychique sur lui (le racisme caucasien), ni aucun concept politique lié à ses pays, que ces concepts soient l’autonomie politique césairienne, ou la dépendance senghorienne.
La supra-négritude a pour postulat que nous sommes ni pour le marxisme (comme Césaire), ni pour le socialisme (comme Damas), ni pour l’occidentalolâtrie (comme Senghor), mais pour un séparatisme total et réel par rapport à l’Occident, d’un point de vue politique, économique, culturel, spirituel et psychologique. De facto, qu’il soit en Occident, en Orient ou ailleurs, qu’il soit européen, arabe, juif ou autre, parce qu’il est né après nous, Africains, le « Blanc » n’a aucune légitimité à agir avec nous comme si nous, étions les enfants, et lui, le parent.[...]
~ Kemi Seba, Supra-négritude
Kemi Seba, devant une main d'or comble, décrit avec la subtilité qu'on lui connait, lors d'un discours mémorable au Théâtre de la Main d'Or, le concept de Supra-Négritude.
En rappelant la nécessité de se rapatrier, ou bâtir une communauté afro-diasporique en Occident, refusant ainsi l'assimilation à marche forcée du gouvernement, sans pour autant déroger aux lois de notre patrie.
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