Les grands dépositaires de cet héritage oral sont ceux que l’on appelle les « traditionalistes ». Mémoire vivante de l’Afrique, ils en sont les meilleurs témoins.
Qui sont ces maîtres ?
En bambara, on les appelle Doma, ou Soma, les « Connaisseurs », ou Donikéba « Faiseurs de connaissance ». En peul, selon des régions, on les appelle Silatigi, Gando ou Tchiorinké, mots comportant le même sens de « connaisseur ».
Ils peuvent être Maîtres initiés (et initiateurs) d’une branche traditionnelle particulière (initiations du forgeron, du tisserand, du chasseur, du pêcheur, etc.) ou bien posséder la connaissance totale de la tradition dans tous ses aspects.
Ils existe ainsi des Doma qui connaissent la science des forgerons, celle des pasteurs, des tisserands, aussi bien que des grandes écoles initiatiques de la savane, telles que, par exemple, au Mali, le Komo, le Koré, le Nama, le Dô, le Diarrawara, le Nya, le Nyaworolé, etc.
Mais ne nous y trompons pas : la tradition africaine ne coupe pas la vie en tranches et le Connaisseur est rarement un « spécialiste ». Le plus souvent, c’est un « généraliste ».
Le même vieillard, par exemple,aura des connaissances aussi bien en science des plantes (connaissance des propriétés bonnes ou mauvaises de chaque plante) qu’en « science des terres » (propriétés agricoles ou médicinales des différentes sortes de terre), en « science des eaux », en astronomie, cosmogonie, psychologie, etc.
Il s’agit d’une science de la vie dont les connaissances peuvent toujours donner lieu à des utilisations pratiques.
Et quand nous parlons de sciences « initiatiques » ou « occultes », termes qui peuvent dérouter le lecteur rationaliste, il s’agit toujours, pour l’Afrique traditionnelle, d’une science éminemment pratique consistant à savoir entrer en relation appropriée avec les forces qui sous-tendent le monde visible et qui peuvent être mises au service de la vie.
Conservateur des secrets de la Genèse cosmique et des sciences de la vie, le traditionaliste, doué en général d’une mémoire prodigieuse, est souvent aussi l’archiviste des événements passés transmis par la tradition, ou des événements contemporains.
Une histoire qui se voudrait essentiellement africaine devra donc nécessairement
s’appuyer sur l’irremplaçable témoignage des Africains qualifiés. « On ne coiffe pas une personne en son absence », dit l’adage.
Les grands Doma, ceux dont la connaissance était totale, étaient connus et vénérés et l’on venait de loin faire appel à leur savoir et à leur sagesse.
D’une manière générale, les traditionalistes furent écartés, sinon pourchassés, par la puissance coloniale qui s’efforçait, cela va de soi, de déraciner les traditions locales afin de semer ses propres idées car, dit-on, « On ne sème ni dans un champ planté ni dans la jachère ». C’est pourquoi l’initiation se réfugia le plus souvent dans la brousse et quitta les grandes villes, dites Tubabudugu « villes de blancs » (entendre des colonisateurs).
Il existe cependant encore, dans les différents pays de la Savane africaine constituant l’ancien Bafour — et sans doute ailleurs aussi — des « Connaisseurs » qui continuent de transmettre le dépôt sacré à ceux qui acceptent d’apprendre et d’écouter et se montrent dignes de recevoir leur enseignement par leur patience et leur discrétion, règles de base exigées par les dieux…
Dans un délai de dix ou quinze ans, tous les derniers grands Doma, tous les derniers vieillards héritiers des diverses branches de la Tradition, auront probablement disparu.
Si nous ne nous hâtons pas de recueillir leurs témoignages et leur enseignement, c’est tout le patrimoine culturel et spirituel d’un peuple qui sombrera avec eux dans l’oubli, abandonnant à elle-même une jeunesse sans racine.
~ Joseph Ki-Zerbo, "Histoire générale de l'Afrique - Volume 1, Méthodologie et préhistoire africaine"