« L’un des mérites de notre époque, est d’avoir dépassé l’opposition jadis irréductible, et sur laquelle butaient tous les savants, entre science et politique. La politique est devenue une science autant que la science est fondamentalement politique, au sens où l’une comme l’autre s’attachent d’abord à mesurer et à calculer des hypothèses pour réduire les erreurs dans nos choix, rationaliser nos décisions et nos lois, et pour construire un avenir choisi et non subi. (…) C’est pour cette raison qu’il convient de corriger toute forme de séparation radicale entre la science et l ’art de conduire les affaires de la Cité. C’est que politique et science ont ici une seule et même préoccupation »,
Grégoire Biyogo, Omar Bongo Ondimba, l’Insoumis ?, p. 9, Editions l’Harmattan Gabon, Collection Recherche & Pédagogie, 2008.
Dans une précédente communication, nous avions apporté un certain éclairage sur la compréhension de la « révolution » dans la doctrine shabazziya: Cette perception,cette acception qui nous est propre fait de cette notion, non pas un germe comme se l’imaginent les 85%, mais un fruit ; non pas une cause mais une conséquence.
Ceci n’empêchant pas cela, il est entendu bien évidemment que le fruit possède en puissance le germe, de même que toute conséquence contient potentiellement en gésine une cause en devenir. Cette révolution sémantique, atoumologique que nous avons entamé dans cette catéchèse shabazzienne se poursuit avec l’endoscopie d’une autre donnée d’ordre idéologique, cette fois-ci, dont la portée est loin d’être négligeable.
En effet, à l’heure où l’on célèbre, bon gré mal gré, en Occident le crépuscule des idéologies avec la mort du 20ème siècle qui a emporté dans son cortège funèbre le communisme et son avers le libéralisme, le nazisme et son pendant le fascisme,l’athéisme et son compagnon de déboire le nihilisme, l’existentialisme et son partenaire dégénérescent qu’est le féminisme, le Monde noir ou la Mélanodermie (plus de 90% de la population mondiale) voit fleurir dans ses rangs forces pensées, forces idéologies, forces tendances et concepts à mêmes de soutenir de façon pérenne son redressement, sa résurrection (dans le sens étymologique du terme), son rétablissement, sa réémergence définitive.
Ces courants et schémas de pensées qui s’originisent au sein même du peuple originel arrivent enfin à maturation, pour un certain nombre d’entre eux, avec la fin de la première décennie du 21ème siècle. Tel est le cas, par exemple, du panafricanisme [1] qui fête en cette année 2013 sa 113ème année d’existence. Et quand nous disons existence, nous faisons allusion, non pas à son origine, qui remonte bien avant le 19ème siècle avec des personnages divers comme le richissime « émigrationiste [2] » Paul Cuffee (1759-1817), l’évêque méthodiste Daniel Coker (1780-1846) ou encore le plus célèbre des épistoliers méconnus à savoir le militant pour le rapatriement Abraham Camp[3] ; mais à son commencement, son officialisation, sa manifestation physique, sa sortie du bois secret qui s’est traduite par l’organisation en 1900, au Westminster Town Hall (donc avec l’autorisation de l’archevêque de Londres), de la 1ère Conférence Internationale de l’Association Africaine (fondée en 1897) présidée par l’avocat trinidadien Henry Sylvester Williams (1869-1911), qui de l’avis de nombreux historiens sérieux, dont Fulbert Sassou Atisso, fut l’inventeur du terme « panafricanisme » :
« Il [Henry Sylvester Williams] fut l’inventeur du terme « panafricanisme » qui finit par supplanter celui de « panégrisme » cher à W.E.B. DuBois [4] »
A la suite de ce coup d’envoi virent jour cinq Congrès Panafricains (1919, 1921, 1927, 1937, 1945) où se succédèrent à leurs tribunes d’illustres noms comme ceux de W.E.B DuBois, de Blaise Ndiaye, de George Padmore et bien d’autres encore tombés dans la confidentialité de l’Histoire mais dont l’apport pour cette lutte est on ne peut plus estimable. Nous pensons, pour ne citer que quelques exemples, à un des plus prestigieux participants du dernier Congrès Panafricain (1945, Manchester, Grande Bretagne) en la personne de Sa Majesté Royale l’Agofé Atabua, souverain du Royaume de Lado [5] (en Afrique Centrale) et dont la capitale Arua fut la première capitale du panafricanisme. Il avait notamment pour secrétaire général Kwamé Nkrumah et pour secrétaire général adjoint Jomo Kenyatta dont l’Histoire retiendra leur contribution décisive dans le combat contre le colonialisme occidental.
Nous pensons aussi au panafricain d’origine indienne Saklatvala Shapurji [6] (1874-1936) dont l’engagement politique pour la justice sociale a été fort remarquable et fort remarquée à la Chambre des Communes britannique dont il fut un des parlementaires.
Plus de 110 ans après cet événement majeur [Conférence de l’Association Africaine] dans l’Histoire de la Mélanodermie, il nous apparaissait urgent de diriger à nouveau les projecteurs sur cet idéal, cette idée fondatrice, cette pensée galvanisatrice qu’est le panafricanisme.
Il se trouve que l’outil étymologique segmente ce terme (=panafricanisme) en trois parties distinctes composées d’un préfixe (pan-), d’un radical (afrique) et d’un suffixe (-isme).Le suffixe « isme » est utilisé pour la formation d’une notion idéologique, d’un courant de pensée, d’une dynamique éthologique. Le préfixe « pan » sert à désigner l’idée de globalité, de tout, de l’ensemble. Pour ce qui est du radical« Afrique » nous ne développerons pas dans cet article une étude atoumologique à son sujet.
Ainsi donc le panafricanisme serait une idéologie politique, à l’instar du consciencisme, du mobutisme, du houphouëtisme, du prophétisme des églises du réveil et autres innovations politiques développées, ici et là, en Afrique par ses leaders tout au long du 20ème siècle.
Qui dit idéologie dit forcément cohérence intellectuelle, solidarité organique des concepts la constituant et continuité de la pensée l’ayant accouchée. Or, la singularité de cette idéologie qu’est le panafricanisme réside dans sa discontinuité, dans sa non-solidarité organique et son incohérence à bien des égards.
Il est tacitement convenu que l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) qui célèbre en cette année 2013 le cinquième anniversaire de sa fondation en 1963 à Adis-Abéba (Ethiopie) aurait été un instrument du panafricanisme. Il est aussi consensuellement soutenu que l’Union Africaine (UA) qui a pris naissance en 2002 à Syrte (Libye) sous l’impulsion du feu Roi des rois de la tradition Africaine, le Guide Mouammar al-Gadhafi, serait aussi un outil du panafricanisme.
Comment deux réalités si différentes peuvent être géographisées sous le même vocable ? A l’intérieur même de ces deux organisations (OUA et UA), les leaders panafricains y partagent des opinions politiques, économiques, stratégiques, et culturelles diamétralement opposés.
Quelle solidarité organique entre un Wade, qui se dit panafricain, et un Gadhafi qui se définissait comme panafricain ? Quelle cohérence intellectuelle entre un Rawlings qui appliqua au Ghana le libéralisme économique et un Nyerere qui adopta la doctrine économique socialisante pour la Tanzanie? Pourtant les deux se réclament du panafricanisme.
Quelle continuité culturelle entre un Boganda qui invite à une République Latino-Centrafricaine et un Atabua défenseur d’un régime royaliste ? Pourtant ils sont tous deux des figures marquantes du panafricanisme dans la région de l’Afrique Equatoriale.
Quel rapport entre un Garvey « l’émigrationiste » et DuBois « l’intégrationiste » ? Pourtant les deux sont deux monuments incontournables du panafricanisme ?
Ainsi l’on comprend que les échecs successifs des différentes institutions, des différents programmes et tentatives à caractère panafricain trouvent un de leurs points faibles majeurs, une de leur fragilités névralgiques, une de leur inconsistances éliminatoires, une de leurs instabilités déséquilibrantes non pas forcément dans le manque d’épaisseur de leurs porte-étendard mais dans le cœur même du panafricanisme. Ce ne sont pas forcément les hommes qui ont failli, mais plus justement leurs idéologies qui, à notre sens, étaient inappropriées.
De la même manière que dans la première moitié du 20ème siècle une partie du monde a considéré le marxisme comme un outil idéologique, philosophique, politique, culturelle, militaire au service de la lutte des classes, le panafricanisme se doit d’être un outil pour la réémergence, le redressement, la résurrection du peuple originel.
Sous quelle forme devrait alors se matérialiser, en 2013, cet outil pour se montrer le plus efficient dans l’atteinte des objectifs pré-fixés ? Formuler différemment, l’on pourrait dire, quelle(s) forme(s) le panafricanisme ne devrait-il plus adopter pour le bien de la dynamique de l’Histoire des Africains ?
Pour répondre à cela nous disons que la faille du panafricanisme c’est de s’être présenté au monde sous le manteau d’une doctrine, d’un courant de pensée, d’une option politique et non sous celui d’un corps de sciences constitués.
Pour atteindre ses objectifs tout en conciliant les inévitables divergences doctrinales internes, le panafricanisme se doit de se constituer dès aujourd’hui en science au même titre que la stratégie, la géopolitique, ou encore la polémologie.
Nous disons qu’à partir de 2013, le panafricanisme ne devrait présenter qu’un seul visage, à savoir celui d’une discipline scientifiquement établie dont l’objet serait l’Afrique et les sujets d’études seraient aussi variés que la géographie, l’économie, la sociologie, la théologie et bien d’autres encore. Ainsi, cette nouvelle science serait traversée par des doctrines, des courants de pensée comme c’est le cas dans d’autres sciences. Si l’on prend le cas de la géopolitique américaine, l’on trouvera dans son corpus la doctrine Monroe, chez les Chinois la doctrine du« collier de perle », ou chez les Zoulous de l’Empereur Shaka Zulu la doctrine Mfécane.
Le panafricain d’aujourd’hui désormais se présente aux yeux du monde comme un scientifique fin connaisseur et grand utilisateur des moyens techniques que proposent les mathématiques (statistiques, analyse, algèbre booléen, etc.), les sciences physiques, la télédétection, l’histoire, la communication, etc. pour l’élaboration de son option, de son courant de pensée.
Avec cette nouvelle conception du panafricanisme, nous en élevons le degré d’exigence, car en en faisant une science cela obligera tout un chacun à s’armer intellectuellement, à se muscler technologiquement et à briller pragmatiquement. L’on ne peut plus à ce jour se proclamer panafricain seulement parce que l’on porte un T-shirt à l’effigie d’une grande figure de l’Histoire africaine, mais parce que l’on a d’abord étudié profondément cette science, que l’on a adopté un de ses courants que l’on nourrit et enrichit par nos contributions, par nos apports intellectuels et autres et surtout parce que l’on participe effectivement à la concrétisation, à la matérialisation du courant de pensée panafricain qui est le nôtre.
Ainsi, pour prendre notre cas, notre doctrine panafricaine est désignée sous le vocable de « géo-panafricanisme d’expansion » ou« doctrine Shabazz ». Cette option panafricaine se caractérise par une pensée économique khépériste, une vision politique intégralement monarchique, une géographie expansionniste, une philosophie chtonienne et empiriste.
Comme nous le voyons, il ne suffira plus de se proclamer panafricain pour l’être mais se former scientifiquement pour le devenir. Du coup, l’invite du feu Pr Cheikh Anta Diop prend tout son sens quand il nous disait « Armez-vous de sciences jusqu’aux dents ». En somme, ce qu’il dit pourrait se traduire par « armez-vous de la science panafricaine jusqu’aux dents ».
Il est donc temps que les écoles du panafricanisme se structurent pour dégager leurs doctrines respectives, former leurs scientifiques, mettre en pratique leur vision panafricaine. L’heure est venue pour les scientifiques du panafricanisme de faire preuve d’opérabilité, de fonctionnalité. Car c’est à l’aune de leur impact positif sur l’Afrique que seront désormais mesurer les différentes doctrines panafricaines et non au nombre d’années passées en prison, ni au taux de popularité post-mortem, ni à la place dans le classement des Institutions Financières Internationales (Banque Mondiale, Fond Monétaire Internationale, etc), et autres critérium incongrus tant vantés par la communauté dite panafricaine. Le panafricanisme est une science et les panafricains des scientifiques.
TAHERUKA SHABAZZ, Maître de l’Ecole Shabazziya
[1] Sur l’étude du panafricanisme primitif consulter avec profit l’ouvrage d’Oruna D.Lara, « La naissance du Panafricanisme. Les racines caraïbes, américaines et africaines du mouvement au XIXème siècle. », Maisonneuve &Larose, 2000. Il est de très loin le meilleur ouvrage consultable en langue française.
[2] Sur les différents courants émigrationnistes et intégrationnistes consulter ces documents. Nous avons met la focale sur James Forten, car nous estimons qu’il est un personnage important devrait gagner à être plus connu :
Wilson Jeremiah Moses, “Classical Black Nationalism: from the American Revolution to Marcus Garvey”, p. 48 (James Forten); James H. Sweet, “Recreating Africa: Culture, Kinship and Religion in the African-Portuguese World, 1441-1770”; Dorothy Porter, “Early Negro Writing 1760-1837”, p. 250 (James Forten); Julie Winch, professeur à l’Université de Massachusetts (Boston), “A Gentleman of color: the life of James Forten”; Ousmane Kitumu Greene, “Against Wind and Tide: African American’s Response to the Colonization Movement and Emigration, 1770-1865”
[3] Sur l’étude du cas d’Abraham Camp nous suggérons cette bibliographie suivante :Great Britain Parliament, House of Commons, “Parliamentary Papers, House of Commons and Command, Volume 27”,page 26; David B. Davis, “Antebellum American Culture; An Interpretative Anthology”, page 284 ; Oscar Reiss, “Blacks in Colonial America”,page 150. Ce dernier ouvrage nous donne également à découvrir d’autres émigrationistes africain-américain du début du 19ème siècle.
[4] Fulbert Sassou Atisso, De l’Unité Africaine de N’Krumah à l’Union Africaine deKadhafi, p. 66, Editions ; le propos se retrouve également chez Cécile Laronce qui lui attribue la paternité du terme : « On considère que c’est lui [Henry Sylvester Williams] qui introduit le concept de panafricanisme », Cécile Laronce, N’Krumah, le Panafricanisme et les Etats Unis, p. 24 ; Editions. Consulter également Arika Sherwood, “Origins of Pan-Africanism: Henry Sylvester Williams and the African Diaspora” qui est un meilleur ouvrage sur le père du panafricanisme primitive.
[5] Ce royaume de Lado et son souverain l’Agofé Atabua son sommairement traités dans cet ouvrage de Mawut Achiecque Mach Guarak, “Integration and Fragmentation of the Sudan: An African Renaissance”,p. 178
[6] Une petite bibliographie pour commencer à faire connaissance avec Salatvala Shapurji : Amouzou Essé, “Mouammar Kadhafi et la réalisation de l’Union Africaine”, p.103 ;C.L. Innes, « A history of Black and Asian wrinting in Britain : 1700-2000 », p. 264 ; J. Ayodélé Langley,“Pan-Africanism and nationalism in WestAfrica, 1900-1945: A study in ideology and social classes”, pp. 75,310, ClarendonPress, 1973, 421 pages ; George Padmore, “Panafricanism or Communism?: the coming struggle for Africa”, pp.328, 461, D. Dobson, 1956, 463 pages